page 7 – Lisa

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et quelques suivantes de Lisa était une jeune fille heureuse (Louise Nesselis).

9789995951054_2Extrait : « Il n’y avait aucune raison pour que je lise cet avis nécrologique. Pourtant je le lus. Par un hasard sans importance. J’attendais Cyril mon associé, dans un troquet où nous avions l’habitude de nous donner rendez-vous, en face du métro Ségur. Il était en retard. J’étais grognard. Il ne savait pas être à l’heure. Pas difficile de l’imaginer tourner dans le quartier en pestant, à la recherche d’une place libre pour garer sa voiture. Il refusait obstinément de passer au scooter. Résultat, il me faisait poireauter.
Après avoir épuisé la joie solitaire de passer en revue les actus sur mon smartphone autant que celle d’écouter une conversation sans intérêt entre deux copines assises à la table à côté, je bus la dernière gorgée de café restée au fond de ma tasse. Sur la banquette, j’avisai un journal froissé abandonné par un client. Je n’étais pas lecteur du Monde. A l’occasion, j’y jetais un œil pour tuer le temps. Ce jour-là j’avais du temps à tuer.
Je parcourais les titres du quotidien d’un œil distrait quand, à la page Disparitions, l’annonce me sauta aux yeux. Décès accidentel d’Elisabeth Mazurier…
Sur le coup, je balançai entre l’interrogation et la stupeur. Elisabeth Mazurier, ce nom était loin de m’être inconnu. Etait-ce l’Elisabeth Mazurier que je connaissais ? Pouvait-il exister une autre Elisabeth Mazurier ? J’en doutais. Ce nom de famille n’était pas si usité. Et vu l’annonce, le contexte, l’âge, Elisabeth aurait cinquante ans, tout laissait penser qu’il y ait des chances, ou une malchance, qu’il s’agisse bien d’elle. Les éditions Lex Universalis m’évoquaient un vague souvenir. Elisabeth y avait travaillé. Très vague souvenir après plus de vingt ans passés en Afrique, d’hôpitaux délabrés en camps de réfugiés ou villages dévastés dans les zones de conflit. A mon retour à Paris, je ne l’avais pas contactée. Pourquoi l’aurais-je fait après tant d’années ?
Elisabeth morte ? L’information me sembla absolument irréelle. Je la reçus comme un coup de masse sur la tête. Impossible de la concevoir morte, elle que j’avais quittée jeune et pleine de vie. Instantanément sa longue chevelure blonde et bouclée, ses yeux verts pétillants, son sourire craquant, à la fois aguicheur et innocent, me revinrent à l’esprit. Une image gracieuse se télescopa avec cette mauvaise nouvelle. L’avis n’avait rien d’un canular. Il me fallut admettre l’évidence. Les journaux diffusaient toutes sortes de nouvelles, fausses ou inutiles, mais les informations bien véridiques étaient sans conteste les avis nécrologiques.
En apprenant sa mort, parce qu’il m’apparut brutalement, évidemment, qu’il ne pouvait s’agir que d’elle, un goût de cendres froides me remplit la bouche. Je regrettais déjà de m’être remis à fumer.
Sans me l’expliquer, je ressentis l’impérieuse nécessité de me rendre à l’enterrement annoncé. Pourquoi ? Pourquoi après toutes ces années ? Il était bien temps de me bouger, maintenant qu’elle était décédée. Décédée, quel vilain mot pour une réalité triste à pleurer. Elisabeth était une femme que j’avais aimée. Passionnément aimée, puis nos chemins s’étaient séparés. Cet épisode de ma vie dont je croyais avoir fait le deuil me paraissait si lointain, oublié. Je m’étais employé à l’oublier. Je le pensais. Il me revenait subitement, péniblement.
Voulais-je lui dire au revoir, adieu ? Pourquoi aujourd’hui ? Quand j’aurais dû le faire, je n’en avais pas eu le courage. Etait-ce pour lui demander de pardonner cette lâcheté ? Ou plutôt pour céder à la curiosité de savoir ce qu’elle avait fait de sa vie, avec qui, après notre liaison ? Savoir ce qu’elle était devenue, comment elle avait réussi ? Car je ne doutais pas qu’elle ait réussi. Pour elle, le meilleur était écrit. Et parce que la mort des autres, de l’autre lorsqu’il avait notre âge, nous faisait penser à la nôtre, je désirais obtenir une explication à sa disparition. Décès accidentel ? Quel type d’accident ? Accident mortel. La mort fauchait toujours de manière accidentelle, l’homme refusant obstinément de s’admettre mortel.
Ces pensées effacèrent mon humeur grognonne. Je pris conscience que les années avaient filé, mon existence m’avait peut-être échappé. Je remontais le fil du temps, dévidais l’écheveau de mes souvenirs, bataillant contre des émotions contradictoires, la tristesse, la colère, l’incompréhension, le déni. Quelles qu’en soient les raisons, bonnes ou mauvaises, une force me poussait à me rendre à cet enterrement, pour être avec Elisabeth une dernière fois.
Les obsèques avaient lieu le surlendemain. C’était mon tour de service. Cyril me remplacerait. Je lui demanderais, il accepterait. Du moins, je l’espérais. On se rendait ce genre de service. Dès qu’il arriva, je n’attendis pas que le serveur lui apporte son petit noir, lui annonçai la nouvelle sans détour. A peine assis, la mine défaite, il l’accueillit fraîchement :
– Putain, merde, Quentin, tu fais chier, branleur ! Polichinasse ! Faignasse ! Trois fois que tu fais le coup en un mois. Satané troufignasse !
A cette bordée d’injures, les clients tournèrent la tête vers notre table, dans l’attente d’une réaction de ma part, réaction qui ne vint pas. Je regardais fixement le fond de ma tasse de café. Déçus, les curieux nous gommèrent de leur champ de curiosité. J’évitais d’affronter Cyril, comme j’évitais d’affronter qui que ce fût depuis que j’avais vu, en Afrique, les ravages que faisait l’association de la bêtise et de la violence. Je n’étais guère de style à me laisser impressionner, ni douillet ni fainéant. Sa réaction aussi virulente qu’inexpliquée me chagrina toutefois. Trois fois, il exagérait. Deux fois étaient plus proches de la réalité, pour une grippe et une sévère crise de sciatique qui m’avait terrassé au lit sans plus pouvoir bouger pendant quatre jours d’affilée. Quand je lui expliquai la raison de ce qu’il qualifiait injustement de défection, il se ravisa, n’émit qu’un Merde, trop con moins fleuri, en s’excusant et plantant à son tour le nez dans son café.
Dans mon métier, j’avais l’habitude des enterrements. Celui d’Elisabeth était le dernier auquel j’aurais pensé assister. Parce que je l’avais perdue de vue depuis un quart de siècle, parce qu’ayant travaillé au cœur de conflits armés, avec des populations déplacées, persécutées, pendant des années, je m’attendais en permanence à mourir. De tous mes amis et connaissances, j’étais persuadé de partir le premier. Et parce que les statistiques étaient formelles, l’espérance de vie des femmes était supérieure à celle des hommes. Les faits faisaient mentir les statistiques. Ceci dit, habitude des enterrements ne signifiait pas goût. Je me pliais à cette corvée, j’y étais obligé.
En quittant l’Afrique, j’avais tiré un trait sur l’humanitaire. Il n’était pas question pour moi, pour le moment, de repartir en Syrie ou en Turquie, seules destinations alternatives, pour finir la tête tranchée devant une caméra ou le cou brisé sous les décombres d’un immeuble bombardé. En France, je n’avais pas trouvé de poste d’infirmier salarié, restrictions budgétaires dans la santé obligeaient. J’étais un peu déphasé. Je m’étais rabattu sur une association avec Cyril, un gars bourru, ronchon, mal dégrossi. Mais supportable après l’Afrique et l’horreur de la vie passée longtemps en zone de guerre. A trois ans de la retraite, mon associé s’était branché sur les soins à domicile pour les décatis séniles. En fait de soins, il se contentait de les lever, les laver le matin, les relaver le soir et les coucher. Parfois une prise de sang, un pansement ou un petit massage. Le boulot était facile, compte tenu de mon expérience et des responsabilités. Il ne prenait pas la tête vu que nos malades n’avaient plus la leur, atteints pour la plupart de démence sénile. Tout ça, je l’avais découvert en rentrant en Europe. En Afrique, la démence sénile n’existait pas, la probabilité d’atteindre l’âge de quatre-vingt ans étant plus qu’infime. J’assistais donc ici assez fréquemment à des enterrements, pour faire plaisir aux familles de mes patients, accompagnant mes petits vieux et petites vieilles dans leur dernière demeure, deux pieds sous terre, quand était enfin venue leur heure.
Je n’étais pas d’un naturel sensible, l’Afrique m’ayant endurci, mis plus souvent du côté des morts et des estropiés que de celui des vivants et des bien-portants, mais apprendre la mort d’Elisabeth, ma Lisa, me mit la tête à l’envers. J’avais mille choses à faire. Elles m’apparurent si vaines que je les interrompis sur le champ et passai les heures suivantes, dans l’attente de mes pauvres retrouvailles avec Lisa, dans un état d’hébétude total. L’heure du bilan avait sonné. Qu’avait-elle fait de sa vie ? Où en étais-je de la mienne ?
Il me vint des mauvaises idées, des regrets, des remords, et plus encore. Toutes ces pensées idiotes qui assaillent l’esprit d’un homme quand un proche, un ami, une personne chère quitte ce bas monde. Lisa m’avait-elle été chère ? Oui, assurément. Je croyais avoir tiré un trait sur cette histoire passée, une idylle manquée de mes jeunes années, des chemins qui s’étaient croisés puis séparés. Tout me revenait en pleine figure comme une bombe, prête à exploser. Comment expliquer autrement la détermination que je mis à me saouler en rentrant chez moi, liquidant avec systématicité toutes les bouteilles d’alcool à ma portée ? Je ne buvais jamais. Ce soir-là j’avais bu sans pouvoir m’arrêter, jusqu’à en avoir la nausée, résolu à ne plus être en état d’aligner deux pensées structurées.
C’était mon ticket, les cimetières, depuis que j’étais revenu. Je croyais être blindé côté mort, cadavre, macchabée, charogne, charnier. Quelle idée de m’installer dans un immeuble donnant sur le cimetière du Montparnasse ! Vue dégagée, rue tranquille, métro Gaîté, m’avait dit l’agent immobilier. Le quartier, à l’ombre de sa gigantesque et sinistre tour, n’avait rien de gai.
Les jours de déprime il me venait l’envie d’envoyer tout péter, reprendre un billet d’avion pour Kinshasa, Kigali ou Kampala, m’enfuir, retrouver la misère, les démunis, les épidémies pour redonner un sens à ma vie. Seule la pensée de ma petite Maïa m’en empêchait. Je devais encore mettre de l’argent de côté pour la faire venir à Paris, trouver un appartement plus grand, préparer sa nouvelle vie. La faire venir, je lui avais promis. Ma promesse était quasi actée depuis que son inscription au lycée Henri IV pour la rentrée avait été acceptée.
Le jour de l’enterrement, une longue douche froide, deux grands verres de jus de citron suivis de trois bols de café bien fort me permirent d’émerger d’une torpeur post-éthylique. J’enfourchai mon scooter et pris la direction du cimetière des Batignolles en mode pilote automatique, dès neuf heures du matin. La journée s’annonçait belle, ensoleillée, avec une température douce pour la saison, sans ondée. Un printemps précoce. Un printemps que Lisa ne connaîtrait jamais. Mon cœur s’en serra. En trente-six heures, j’avais plus pensé à elle que durant ces vingt-cinq dernières années. Ma cuite m’avait plongé dans un état limoneux, empêché d’entreprendre une recherche sur le web à son sujet. Ne l’avais-je pas fait exprès ? Je souhaitais me rendre à ses obsèques vierge de préjugés. Qu’allais-je découvrir ? Lisa radieuse fauchée à la fleur de l’âge, en pleine gloire ? Lisa flétrie, anéantie par le désespoir, la proie idéale pour le trépas ? Pourquoi le destin me remettait-il dans l’histoire de cette femme que j’avais aimée ?
Arrivé à la porte de Clichy, après avoir traversé un no man’s land de travaux, je suivis le parcours fléché jusqu’au cimetière, croisant des types, tête baissée, qui revenaient de la prière. C’était zonard, ce n’était nulle part. Pourquoi venir ici si ce n’était pour expier ?
Mon scooter parqué, cadenassé, je fis quelques pas et achetai une rose rouge à un vendeur ambulant qui s’était miraculeusement pointé devant moi. La rose était déjà fanée. Cette fois Lisa ne me le reprocherait pas.
Le casque sous le bras et la rose à la main, je m’engageai dans le cimetière. Pour me rassurer, m’assurer que je ne m’étais pas trompé de lieu ou de jour, je demandai où se déroulait l’enterrement Mazurier à l’agent de la Mairie de Paris consigné dans la guitoune de l’entrée. L’homme au visage glabre quitta des yeux le téléphone qu’il tenait à la main, me dévisagea avec indifférence, puis bougonna :
– Allée du nord, à droite après l’allée principale. Vous ne pouvez pas le manquer. Y en a pas d’autres, ce matin.
Je n’aimais pas les cimetières. Qui les aimait ? Le cimetière des Batignolles n’était pas le plus sordide, assurément pas le plus paisible. Il était désert, à cette heure de la journée. Les veuves éplorées ne s’y promenaient pas encore, avec leur petit arrosoir et leur grattoir, pour se donner bonne conscience. L’allée principale était bordée d’arbres qui ne portaient pas de feuilles, l’alentour hérissé de tombes grises sans aucune végétation, renforçant l’impression lugubre et l’atmosphère désolée du lieu.
Avant de chercher la tombe promise à Lisa, je marchai au hasard sans me presser, pour tromper mon ennui, calmer mon anxiété grandissante, attendre l’heure de l’enterrement. Il régnait une ambiance différente de celle habituelle des cimetières saturés d’un calme absolu et dérangeant. Ici le bruit était incessant, une sorte de grondement perturbant. La proximité avec le périf faisait qu’il était voué aux âmes en peine, celles qui ne connaissaient pas de repos. Comme celle de Lisa, peut-être.
Bien qu’ayant été surexposé à la mort de par mon métier, j’avais été jusqu’ici épargné à titre personnel. Aucun de mes proches ou amis n’était mort. A cinquante ans, c’était un fait rare que j’appréciais. Aucun de mes cinq frères, belles-sœurs, neveux, nièces n’avaient eu la mauvaise inspiration de quitter cette terre. Ma seule vraie peine fut causée par la perte de mes parents, encore qu’ils eurent le bon goût de s’en aller à quatre-vingt sept et quatre-vingt dix ans après une existence assez heureuse. Ils moururent à deux jours d’intervalle après toute une vie passée ensemble. Sur leur tombe fut gravée l’épitaphe « A la vie, merci ». Le jour des funérailles fut un jour joyeux mémorable, une fête de famille inoubliable.
La mort n’était pas toujours triste. Aujourd’hui elle l’était. Maintenant, pour Lisa.
Il me vint l’idée que sa mort était injuste, triste et injuste. Quels sentiments m’inspirait-elle ? Je n’y avais plus jamais pensé depuis des années. Et là, subitement, cela revenait comme une bouffée délirante, obsédante. L’aimais-je encore ? Cette flamme de la passion que j’avais eue pour elle était-elle éteinte ? Etais-je passé à côté d’une vie avec elle ? L’avais-je abandonnée, trahie en partant, m’enfuyant, enchaînant mission sur mission en Afrique, pendant plus de vingt ans ?
Je déambulais dans les allées, le regard accroché à rien, en tirant nerveusement sur ma cigarette. Un merle vint virevolter autour de moi, il se posa sur une tombe. Je m’assis sur la tombe d’à côté. Guère farouche, l’oiseau me regarda, de son petit œil tout rond, provocateur. Oui, je l’avais abandonnée, lâchement abandonnée. Lui le savait, il me le disait. L’instant suivant je me mis à pleurer. J’avais les nerfs à vif.
A deux minutes de l’heure annoncée de l’enterrement, le cimetière était désert. Inexplicablement désert. Je commençais à me demander si je n’avais pas rêvé, si cette mort n’avait pas été inventée, cette annonce du journal Le Monde un coup monté. Comment, par qui, pourquoi ? Lisa était-elle vraiment morte ? J’étais en plein délire. Lisa n’avait-elle personne pour l’enterrer, assister à ses obsèques ? Etait-elle si seule dans la vie ? N’y avait-il personne pour la pleurer, la regretter ? Personne pour ériger sa figure, chanter sa louange ? N’avait-elle pas de famille, un mari, aucun ami ? Etais-je le seul venu l’accompagner jusqu’au tombeau, le seul qui l’ait aimée ?
A dix heures tapantes un homme et une femme firent irruption dans l’allée principale, marchant d’un pas pressé. Ils étaient accompagnés d’un individu qu’il ne fut pas difficile d’identifier comme un agent des Pompes funèbres, vêtu d’un costume sombre, l’allure professionnellement affligée, qui les suivait en regardant ses pieds. La femme était petite, portait une veste noire serrée et une jupe trop moulante qui ne l’avantageait pas, l’homme plus âgé qu’elle, la silhouette élancée, flottait dans un pardessus beige. Ils formaient un couple mal assorti. Etaient-ils de la famille, des amis ? L’homme était-il le compagnon, le mari de Lisa ?
Les deux hésitèrent, se firent indiquer le chemin par le croque-mort, se plantèrent devant une tombe, sans prononcer un mot. Je me suis rapproché, en restant à distance pour les observer. La terre avait été récemment retournée, la tombe édifiée, la pierre tombale ouverte, un modèle tout simple, sans stèle, en granit gris non poli. C’était là que Lisa allait être ensevelie. Ensevelie, un joli mot pour une réalité toute laide. Où était donc le cercueil ?
La femme tenait un sac en plastique à la main droite. Je compris. Au même moment elle sentit une présence derrière elle et se retourna, me dévisagea avec défiance. Puis elle fit un pas vers moi, la main libre tendue pour me saluer, le visage rond sans expression :
– Bonjour, je suis Marie Noyelles.
– Quentin Monteil, répondis-je en saisissant sa main molle.
– Vous êtes un proche d’Elisabeth ? se renseigna-t-elle. Ami ? Famille ?
L’homme se tourna à son tour vers moi pour me serrer la main, un sourire crispé aux lèvres, sans se présenter, me laissant deux secondes pour réfléchir à ma réponse. Je décodai que la femme n’était pas intime avec Elisabeth, sinon elle l’aurait appelée Lisa, que l’homme ne paraissait pas plus affecté par le deuil, le dos raide et l’œil sec. Ils n’apportaient ni fleurs ni couronnes.
– Famille, fis-je spontanément.
– Sincères condoléances, rétorqua-t-elle laconique.
Je prononçai le mot famille sans réfléchir, le souvenir d’avoir eu l’idée de fonder une famille avec Lisa, à l’âge de vingt ans, m’ayant traversé l’esprit. Même un peu plus que l’esprit. Sans savoir, à quoi cela allait aujourd’hui m’engager. La femme m’adressa alors un timide sourire, après une seconde d’hésitation, faisant fi de sa perplexité devant ma mise trop décontractée pour la circonstance, en blouson de cuir, jean gris et sneakers, casque de moto accroché à un bras. Je perçus, à son petit air pincé, qu’elle n’attendait pas qu’un proche de Lisa ait une allure telle que la mienne. Revenue de sa surprise, elle brandit le sac en plastique devant moi.
– Tenez, c’est à vous ! s’exclama-t-elle.
– A moi ? interrogeai-je étonné.
– Oui, à vous de la mettre en terre.
Sans attendre ma réponse, elle me colla le sac dans les mains. Figé, un temps, je gardai les yeux rivés sur un paquet qui me sembla peser une tonne. Il m’était impossible de l’ouvrir. La femme me toucha le bras, encourageante, pour m’engager à faire un geste, dans un sens ou dans un autre.
– Nous comprenons, nous comprenons, répéta-t-elle, les yeux mi-clos.
Qui était-elle ? Sans doute une amie ou une collègue de Lisa chez Lex Universalis. Que comprenait-elle ? Je n’avais que faire de sa compréhension, sa prétendue compassion. Je ne souffrais pas. J’étais hébété. Je m’attendais à voir un cercueil, une foule de gens, un prêtre ou un pasteur, un homme de dieu, des enfants, des parents, des amis en peine ou en pleurs. Comment exprimer ma surprise, ma douleur ? Lisa était réduite en un tas de cendres dans une urne, dans un sac en plastique aux couleurs d’une chaîne de vêtements à la mode. Et moi comme un idiot, immobile, muet, une rose rouge dans une main, un casque de moto dans l’autre. Sans comprendre pourquoi et comment il me revenait, par une belle matinée de printemps, de poser une maudite urne funéraire dans une tombe. Pourquoi ne tombait-il pas des cordes ? Le temps aurait été à l’unisson de mon cœur, défait, désemparé.
Après un court silence gêné, la femme reprit la parole, s’expliqua, d’une voix hachée qui me parvenait par brides incompréhensibles :
– On a passé l’annonce, monsieur Monteil. On ne connaissait pas sa famille. On ne savait pas si Elisabeth avait de la famille. On a fait au mieux, soyez-en assuré. Tout est arrivé si brutalement, si tragiquement. Tout est payé. On a choisi la crémation. Chez Lex Universalis, on a pris la décision à l’unanimité. Tout le monde était d’accord. Chez nous, on prend toujours les décisions à l’unanimité. J’espère que vous trouvez qu’on a bien fait. On a passé l’annonce, mais on n’a pas eu de réponse. On ne pouvait pas la laisser indéfiniment à la morgue. Ça coûte cher. Maintenant à vous de la mettre en terre, cette pauvre Elisabeth.
La femme se tut, me sourit gentiment, guetta un mouvement, un cillement qu’elle aurait pris pour un assentiment. Elle me retoucha le bras pour susciter une réaction, à défaut d’action. L’homme se montrait moins amène. Il s’impatientait, s’exaspérait de mon hésitation. Il me regardait avec un œil froid. Je décelai à un léger tremblement de sa paupière droite qu’il contenait son irritation, qu’il attendait de moi une action rapide, décisive, libératrice de son temps précieux. Pourquoi était-il venu ? Obligation professionnelle plus que réel chagrin. Lisa méritait mieux pour son dernier voyage.
Derrière nous, l’agent des Pompes funèbres ne bronchait pas. Lui avait tout son temps. Il était aux services de ses clients, pas exigeants.
Je me décidai enfin à ouvrir le sac, saisis l’urne et fis un pas en avant en direction de la tombe. Je m’agenouillai pour y déposer la boite en fer blanc sur le fond froid et humide, bien délicatement, puis ma rose. Je jetai dessus une poignée de terre, d’un geste maladroit. L’homme tourna la tête et regarda ailleurs, la femme baissa les yeux avec pudeur.
– Adieu, ma Lisa, dis-je en moi-même, incapable de prononcer un mot.
Pas d’éloge funèbre, pas de dernier hommage, pas de supplique à Charon pour le passage du Styx. Comment Lisa allait-elle rejoindre le séjour des Morts ? Comparés aux funérailles en Afrique donnant lieu à fête, faste et débordement de liesse, ce fut la mise en terre la plus expéditive et déchirante que je n’avais jamais connue. J’aurais préféré être seul avec Lisa plutôt que flanqué de ces deux inconnus en service commandé… »
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